Les mécanismes de cette dérive ne sont pourtant pas récents. Depuis des décennies, les tensions liées aux mouvements migratoires ont été instrumentalisées. Mais ce qui change aujourd’hui, c’est le degré d’acceptabilité du discours de rejet. Jadis marginal, le vocabulaire de l’exclusion s’installe désormais dans les plateaux de télévision à heure de grande écoute, dans les hémicycles parlementaires, dans les mairies, parfois même dans les salles de classe. On ne prend plus de gants pour parler d’« invasion », de « submersion migratoire », de « perte de civilisation », comme si la diversité humaine était une contamination.
Il ne s’agit plus seulement de positions politiques extrêmes : le racisme se banalise sous des dehors républicains. Il s’habille d’arguments démographiques, de pseudo-analyses économiques, de slogans simplistes mais redoutablement efficaces. Les discours ne parlent plus d’êtres humains, mais de flux, de masses, de chiffres à maîtriser, de quotas à imposer. On ne voit plus des visages, mais des silhouettes menaçantes, des corps qui traversent la mer, des noms imprononçables qui bousculeraient la paix supposée de notre quotidien. L’humanité de ces hommes, femmes et enfants, qui fuient la guerre, la misère, les persécutions ou le dérèglement climatique, disparaît dans un flot de fantasmes.
Le plus grave réside dans le consentement tacite qui se développe à l’égard de cette brutalité verbale. Ce n’est pas uniquement la parole d’extrême droite qui prospère : c’est son acceptation silencieuse. On ne se lève plus pour contester, on baisse les yeux ou on détourne la tête. La peur d’être accusé de « laxisme », d’« angélisme », de ne pas « voir la réalité en face » paralyse les voix modérées. Pourtant, ces fameuses réalités si souvent invoquées sont constamment déformées, mises en scène pour nourrir une hostilité presque réflexe.
Prenons un exemple parmi tant d’autres : celui du lien supposé entre immigration et délinquance. Une étude après l’autre démontre qu’il n’y a aucune corrélation directe et systématique entre l’origine migratoire et le comportement criminel. Les faits montrent souvent le contraire : les migrants sont plus souvent victimes que responsables d’actes de violence. Ils vivent dans la précarité, sans accès aux soins, au logement, à une régularisation administrative stable. Et pourtant, c’est sur eux que l’on projette les angoisses collectives.
Autre illustration : l’impact économique de l’immigration. Loin d’être un fardeau, nombre d’économies européennes, dont la France, bénéficient largement de l’apport migratoire. Du BTP à l’aide à domicile, de la restauration à l’hôpital, les migrants occupent des emplois souvent délaissés par la population locale. Sans eux, des pans entiers de notre société s’effondreraient. Mais ces réalités tangibles ne pèsent pas lourd face aux images anxiogènes d’arrivées en masse, soigneusement sélectionnées pour frapper les esprits.
Face à cette montée de la xénophobie rampante, la réaction ne peut se contenter de simples rappels à la morale ou d’un positionnement défensif. Il faut assumer un contre-discours, offensif, structuré, documenté, capable de faire pièce aux fake news et à la propagande identitaire. L’indignation doit se transformer en action. Il faut éduquer, réinformer, démythifier. Reprendre le langage, déconstruire les représentations, remettre l’humain au centre.
Cela suppose aussi de revisiter nos récits nationaux. L’histoire de France est celle d’un pays nourri de migrations. Il n’y a pas une identité figée que l’on devrait préserver de l’altérité, mais une culture en mouvement, sans cesse renouvelée, enrichie. La France est multiple, créole, bigarrée. Sa grandeur ne réside pas dans l’exclusion mais dans l’accueil, la capacité à inclure sans se renier. C’est dans cet équilibre que réside la véritable force d’une nation : dans sa capacité à intégrer, à faire société malgré les différences.
Mais pour cela, il faut que les institutions jouent leur rôle. Que l’école, les médias, les élus locaux, les parlementaires refusent de céder à la facilité de l’ennemi commode. Il faut du courage politique pour ne pas courir derrière les thèmes imposés par les extrêmes. Il faut des enseignants formés, des journalistes responsables, des associations soutenues et des politiques migratoires humaines. Il faut aussi rompre avec les logiques de stigmatisation administratives : les centres de rétention, les OQTF brutales, les obstacles à la régularisation, tout cela ne fait qu’alimenter la défiance et l’humiliation.
L’indignation, si elle est sincère, ne peut être sporadique. Elle doit devenir une posture permanente de vigilance. Car ce qui se joue aujourd’hui, c’est bien plus qu’une simple question de politique migratoire. C’est le visage que nous voulons donner à notre société. Une société de murs ou de ponts. Une société de rejet ou de solidarité. De peur ou de confiance. Les propositions xénophobes ne gagneront que si nous restons silencieux. Elles s’imposent d’autant plus facilement qu’elles trouvent en face non pas la fermeté, mais l’embarras.
Alors comment réagir ? En prenant la parole. En témoignant. En refusant l’indifférence. En dénonçant chaque amalgame, chaque slogan qui déshumanise, chaque image tronquée. En opposant à la haine une lucidité courageuse. En rendant hommage à ceux qui, chaque jour, par leur présence, leur travail, leur dignité, prouvent que la migration n’est pas une menace, mais une réalité humaine incontournable, parfois douloureuse, mais toujours porteuse d’avenir.
Il ne s’agit pas d’un combat accessoire. Il s’agit de l’essence même de notre pacte républicain. De notre capacité à faire vivre les principes que nous prétendons défendre : liberté, égalité, fraternité. Pas seulement pour ceux qui nous ressemblent ou partagent notre histoire, mais pour tous ceux qui partagent notre humanité.
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